Tuesday, November 22, 2011

HENRI KONAN BEDIE ET LE «PARADOXE DE CONDORCET»


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Dr Pierre Franklin Tavares, l'homme de lettres cap-verdien (ci-contre) ne démord pas, dans cette réponse qu'il vient de rédiger à un vieil ami: Henri Konan Bédié est et demeure la clé pour sortir de la crise ivoirienne. Même si nous ne partageons pas toutes ses thèses, il est tout de même intéressant de le lire. Au nom de la diversité d'opinion. Et surtout, au nom de la recherche de solutions de sortie de crise pour notre pays. Dussent-elles rester lettres mortes. Bonne lecture à tous!

HENRI KONAN BÉDIÉ ET LE « PARADOXE DE CONDORCET »[1]
Bien cher Jean-Paul,
Te lire me ravira toujours. Merci, pour ton approche profonde, comme toujours. Cependant, elle me semble reposer sur quelques malentendus que je voudrais lever. D'abord, à propos du sous-titre de ma Lettre ouverte à Henri Konan Bédié : Considérations radicales. Tu objectes que, parce que « radicales », elles auraient dû me conduire non pas à un appel vers Bédié, mais à tout autre chose que tu ne précises pas. Cependant, entendons-nous sur les mots. En effet, est « radical », en son sens et sa signification propres, ce qui touche ou appartient à la racine d'une chose ou d'un phénomène, que celui-ci soit botanique, linguistique, politique ou autre. Radical, nous le devons à radicalisradix : racine. Par conséquent, est donc radical, ce qui précisément indique un retour vers la racine. C'est ainsi qu'il faut entendre mes considérations, et non pas autrement. Elles sont un ensemble de propos et de réflexions qui, par questions successives, mènent à l'ouvert de la racine. Selon elles, vers quelle racine les Ivoiriens devraient-ils revenir, encore qu'ils puissent librement la refuser et emprunter d'autres voies, y compris celles qui les éloigneraient de la racine ? La racine, c'est, et depuis le début, l'Institution présidentielle, à la fois objet et enjeu de tous les conflits. Elle est « cause » et « en cause ». Car la Présidence de la République, dont les prérogatives essentielles sont fixées par la Constitution[2], a réduit et écrasé toute la vie publique ivoirienne. Elle est devenue le point de contraction ultime de la vie du pays-État et un obstacle pour la construction de la nation. C'est que la figure et la gestion du père, Félix Houphouët-Boigny, pour lequel cette Institution a été conçue et modelée, est devenu obsolète. Si les Ivoiriens n'y prennent garde, bientôt elle ne sera plus qu'un paillasson sur lequel chaque candidat devra essuyer ses chaussures pour gouverner. C'est le risque le plus grand que pose cette chute de l'Institution centrale qui domine encore plus profondément la conscience et la vie publique qu'on ne le croit. La classe politique est entièrement déterminée par cette Institution, - comme si n'étaient hors d'elle nulles réalité et existence politiques. Il faut sortir de l'expérience quasi « traumatique » de cette Institution qui est « hantée » par son auteur et son constructeur (H. Arendt). Cette Institution concentre et dénature le pouvoir en un pouvoir quasi absolu (prestige, protocole, signature, dévolution des marchés, richesse, etc.) et procure trop d'ivresse, en faisant croire à tous que le pouvoir n'est qu'en elle. La vie démocratique, elle, dans son surgissement premier, posa la question que le roi Pelasgos adressa à son peuple, et qui consistait pour lui à chercher « une pensée profonde qui nous sauve »[3]. Il s'agissait, pour la cité grecque d'Argos, de savoir si elle devait accorder ou refuser le droit d'asile et le devoir d'hospitalité aux Danaïdes, en vertu d'un antique lien de parenté. Accepter, c'était satisfaire aux obligations de l'asile et de l'hospitalité mais, du même coup, endurer une guerre contre ceux qui les poursuivaient, leurs cousins, les fils d'Égyptos. Refuser, c'était faillir au premier des devoirs. Aussi Pelasgos, ne daignant pas trancher seul, convoqua-t-il le peuple pour rechercher « une pensée profonde qui [...] sauve ».
Ce fut le premier partage décisif du pouvoir qui plaça le peuple au centre du jeu politique, comme décideur. Et le peuple, dans une approbation directe, trancha pour l'accueil. Il est significatif que la démo-cratie soit née de la question du droit d'asile (droit des gens) et surtout par l'acception d'un roi de partager le pouvoir. Sur la suggestion de Jéthro (Réuel), son beau-père, Moïse fit en son temps le partage des pouvoirs[4]. Le partage du pouvoir en pouvoirs distincts est consubstantiel à la démocratie. Partager, ce n'est pas réduire mais augmenter. Comme le partage du pain accroît, dans le Souvenir répété du rompt frumentaire, la communauté religieuse à laquelle tu appartiens. La force du partage est incommensurable, lorsqu'elle habite les Institutions, la société civile et les familles. En termes matérialistes, on dirait division du travail. Le partage précède et est au cœur du droit. C'est pourquoi je garde au fond de moi, toujours, comme un repère, les paroles mémorables d'Andromaque :
Voici la règle que je loue et que je me prescris :
Ni dans ma cité ni dans mon ménage,
Nul pouvoir où ne soit le droit[5].
Dans la cité, comme dans la famille, et plus encore au niveau de l'État, le partage en général et le partage des pouvoirs en particulier sont la règle fondatrice. Partager, c'est donc postuler (admettre comme légitime) que l'autre est un semblable et un égal à soi. C'est pourquoi Montesquieu dit, dans L'esprit des lois, que le principe qui fonde et constitue la République est l'égalité : Lorsque que cesse la vertu [l'égalité], la République est une dépouille. Ainsi, la culture démocratique, qui organise la vie de la République, est la capacité continue d'accepter de voir en l'autre un même que soi, au moins en droit. La chose, il est vrai, n'est pas facile. Aussi, la démo-cratie n'a-t-elle rien de naturel. Elle est une conquête sur soi à inscrire dans les Institutions, et dont le patrimoine ne peut faire l'objet d'une hypothèque, sous peine de la transformer en débris. En effet, nul système démocratique, aucun régime démocratique n'est viable sans culture démocratique, qui repose sur un labeur quotidien. C'est pourquoi je m'inscrirai toujours dans la filiation de Clisthène. Seuls les tyrans n'entendent rien à ce qui est dit ici. Mais Jean-Paul, après cette courte digression, revenons à ce constat : est-ce vraiment un hasard si les pays africains les plus stables et les moins corrompus sont précisément ceux où le pouvoir est équilibré, réparti, partagé ? Et les présidents de ces pays sont-ils moins président que Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié ou Alassane Ouattara ?  Le vent des Jasmins se lève, c'est d'entre tous mon préféré[6]. C'est pourquoi, à moins d'une terrible méprise, il ne faut pas ramener la crise ivoirienne à un conflit de personnes. Ce serait commettre une bien lourde erreur d'analyse et de connaissance. Par exemple, l'idée qui consiste à dire que, pour « sortir » de la crise, il faudrait simplement écarter Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié ou Alassane Ouattara  ne changera rien à la difficulté ni aux dérives qui sont d'ordre structurel. Le général Robert Guéi a été ivre, dès qu'il s'y est installé. Quiconque s'y installe peut le devenir, à moins d'une grande force d'humilité. En somme, si nous considérons la crise dans sa double face, il faudra réaménager son côté objectif (institutionnel, structurel) qui, par suite, amoindrira le côté subjectif, la place des élus (individualités, protagonistes, conjoncturel). Écarter ou supprimer le côté subjectif, autrement dit les hommes, c'est laisser l'essentiel  subsister. Ce n'est pas déraciner. Il n'y aurait donc là rien de bien radical. La racine, Jean-Paul, c'est l'institution présidentielle, pas les hommes. Au reste, l'Institution présidentielle a elle-même déjà été considérablement affaiblie, par un processus dont j'ai rappelé les grandes phases[7]. À présent, en proie à une schizophrénie, l'Institution présidentielle ivoirienne s'est dédoublée. Elle est, de fait, affaiblie. Il ne s'agit que de dire en droit ce qui est de fait. La réforme, par elle-même, n'est donc pas difficile. À moins de turbulence idéologique testamentaire ou coranique ! Ainsi, le « geste de dévoilement tranchant, attendu », que tu attendais, parce qu'annoncé par le sous-titre de ma Lettre ouverte à Henri Konan Bédié, et inscrites dans mes réflexions sur la Constitution ivoirienne, ne peut pas être un tumulte, mais bien et simplement un apaisement, avec ceux qui peuvent faire la paix. Au total, mes considérations sont radicales, dans la mesure où elles exposent et proposent de réformer la Présidence de la République qui, dois-je le rappeler, n'est au fond qu'une partie de la Constitution. Gardons bien à l'esprit la vérité suivante : ce n'est pas la Présidence de la République qui fait la Constitution. Tout au contraire, c'est la Constitution qui fait et établit la Présidence de la République. Tu le concevras donc aisément, la double réforme proposée constitue la rupture la plus forte qu'il puisse y avoir, la plusradicale donc dans la vie publique ivoirienne, depuis la formation du pays-État, en 1958, et la proclamation de sa souveraineté le 7 août 1960. Cette double tâche réalisée, la crise diminuera en intensité et les mœurs politiques s'ajusteront. L'organisation et le déroulement des élections présidentielles deviendraient moins dramatiques ou pas du tout. On peut ne pas vouloir voir. Mais comment ne pas voir que la crise postélectorale n'est qu'une des variations - et sans doute pas la dernière - de la crise de la Présidence ivoirienne ? Sinon, comment comprendre que les fautes de la Commission Électorale Indépendante se soient transformées en erreurs de l'Onuci et que celles-ci aient muté en méprise du Conseil Constitutionnel ?[8] Le coup d'État de décembre 1999, les élections « calamiteuses » de 2000, le coup de force de 2002, les événements de 2004, etc. tout cela pour une présidence, une présidence au pouvoir absolu ! Il est fini, pour longtemps, le temps des hyper-présidents. En France, on voit vers quelle difficulté la présidence forte à conduit le pays. Jean-Paul, soyons, comme le réclame Hegel, les fils de notre époque.
Sur la base de l'ensemble des considérations précédentes, il appert que la philosophie, parce qu'elle modère, pondère, dans l'exercice d'une attention volontaire, vise à la racine des choses. La philosophie est un exercice radical de radicalité, qu'il ne faut pas confondre avec de l'agitation. La sagesse, en tant qu'elle est le πέρας [le péras, le limité, le fini], écrit Hegel, est la véritable cause d'où peut naître l'excellent[9]. La sagesse, qui vise à faire « naître l'excellent », suggère donc la double réforme indiquée plus haut.
Passons à présent au deuxième point que tu évoques : la célèbre théorie de Clausewitz. Mais tu sais, plus d'un en parlent mais n'ont pas lu son ouvrage intitulé De la guerre. Aujourd'hui, il est de bonne guerre, en raison des événements du monde, de citer Carl  von Clausewitz. Mais, l'avoir lu conduit à être aussi nuancé que lui dans son analyse de la guerre. Récemment, j'ai eu un instructif et bel échange épistolaire avec un chef d'État sur cet auteur. Je propose que nous amorcions un débat autour de son œuvre, relativement à l'impossible guerre d'Abidjan. Il t'appartient d'en fixer la problématique.
Pour terminer à regret cette correspondance, je voudrais revenir sur Henri Konan Bédié.  Contrairement à toi et à bien d'autres, je ne crois pas qu'il soit, au plan politique, un homme terminé, ou « largué » voire « excédentaire », selon tes mots. Un correspondant anonyme m'a fait un courriel qu'il conclut par la formule suivante : Mais Bédié tout de même ! Une parole d'André Gide dit que l'on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments. Mais, ajouterais-je, encore moins avec de mauvais sentiments. C'est une recommandation philosophique voire une précaution cognitive que de ne pas prendre appui sur les sentiments, c'est-à-dire la conscience commune. J'y obéis volontiers. Sans état d'âme, je prends acte du rapport de forces politiques issu des dernières présidentielles : Henri Konan Bédié est l'une des clés, une des clés, dis-je. Que coûte-t-il à la Côte d'Ivoire de faire tourner cette clé dans la serrure, la crise, pour voir si elle fonctionne ou pas, si elle est bonne ou non ? Les Ivoiriens ont tout essayé. Ils ont fait appel à tous les génies de la terre, sans qu'aucun de ces hommes n'ait pu résoudre la crise. Et si la solution n'était qu'à portée de main, proche, et non pas ailleurs, au loin ? Observons Bédié ! Il est la caution morale et l'apporteur de suffrages qui accorde toute légitimité à Alassane Ouattara. Ce dernier l'a bien mieux compris que Laurent Gbagbo. C'est pourquoi, il en a fait son « Nyerere », là où les frontistes, par un excès d'optimisme et justement parce qu'ils croyaient et continuent de croire Henri Konan Bédié « usé », l'ont traité en vieux « chien crevé », pour reprendre un mot d'Engels. En tous les cas, pour qui sait ce qu'est le « paradoxe de Condorcet », Bédié est la clé. Au plan politique et dans le contexte actuel, il est, de facto, qualitativement plus fort qu'Alassane Ouattara et, par conséquent, quantitativement, plus fort que Laurent Gbagbo. Il est la pierre de touche de la crise institutionnelle. S'il le veut, en un mot, que dis-je, en un discours mémorable il changera la face de la crise actuelle. Ce serait son immense mérite. Si j'avais été le conseiller d'un chef d'État impliqué dans la résolution de cette crise, bien avant Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, j'eus d'abord consulté Henri Konan Bédié. C'est pourquoi, non par sympathie mais selon une analyse rationnelle fondée sur le « paradoxe de Condorcet », je ne crois pas à une autre solution qu'un « dialogue interne ». Moins coûteux. Plus facile. Sans doute plus  productif. Tous les autres « médicaments » ont montré leur amertume certes, mais aucun d'eux ne contenait de « principe actif ». Il faut recentrer le débat entre Ivoiriens, et au premier chef entre les principaux protagonistes, ceux-là mêmes qui font et portent l'agon, la lutte. En tous les cas, l'histoire seule nous dira où étaient le vrai et la vérité.

Jean-Paul, vois-tu et entends-moi bien, Henri Konan Bédié est l'applicateur du « paradoxe de Condorcet »[10]. En cela, il est et demeure la clé.

En retour de tes salutations, Elvire te transmets ses amitiés.

Dans l'attente patiente de te lire, avec l'intérêt que je porte à tes réflexions, dis mes amitiés à la famille.

Épinay, le 21 février 2011

Dr Pierre Franklin Tavares
Mobile : +336-87-34-21-22



[1] Nicolas de Condorcet, Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Imprimerie royale, Paris, 1775.  Pour l'explication, se reporter à la dernière note de cette lettre.
[2] Constitution ivoirienne : Titre III, du Président et du Gouvernement, articles 34 à 57.
[3] Eschyle, Les Suppliantes, in Tragédies, Les Belles Lettres, Paris, 1921 et 1923, folio classique, Gallimard, Paris, 1982 pour la préface, p. 73.
[4] Exode, 18, 13 - 27.
[5] Euripide, Andromaque, in Tragédies complètes I, édition et notes de Marie Delcourt-Curvers, Gallimard, folio classique, Paris, 1962, p. 376.
[6] La Révolution tunisienne de Jasmin, qui balaie toute la bande géographique arabo-musulmane.
[7] P. F. Tavares, La guerre d'Abidjan n'aura pas lieu, Paris, février 2011.
[8] P. F. Tavares, Ibid.
[9] Hegel, Platon, t. 3, La philosophie grecque, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1972, p. 447.
[10] Le « paradoxe de Condorcet » : lors d'un vote avec trois candidats, les électeurs peuvent préférer le premier au second, le second au troisième, mais le second au premier. C'est l'énigme ou l'équation qui définit tout corps électoral et que la candidat Henri Konan Bédié a mis en application.

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